29
Taol se réveilla frais et dispos. Un rayon de soleil tombait sur son visage, filtrant d’entre les volets entrebâillés ; le chevalier ne se souvenait pourtant pas les avoir ouverts. La chambre était glacée, aussi bondit-il hors de son lit pour les refermer. En jetant un coup d’œil dehors, il vit que la journée s’annonçait d’une rare beauté : le soleil brillait dans un ciel d’azur et faisait scintiller la neige.
Il se sentait étrangement serein. Sa visite à Bevlin avait été une excellente idée, en fin de compte ; elle lui avait ôté un poids énorme des épaules. Après tant de journées passées à ressasser de sombres perspectives, l’avenir lui semblait désormais plein d’espoir et de promesses. Taol débordait de confiance, tout lui paraissait possible – même de retrouver le garçon.
Il se souvint avec une pointe de culpabilité de son mensonge au guérisseur. Aujourd’hui, il lui dirait toute la vérité sur sa destination et les raisons qui le poussaient à s’y rendre. Larne semblait avoir perdu son pouvoir d’intimidation. Raconter à Bevlin son expédition sur l’île lui ferait du bien, et peut-être qu’ensemble ils découvriraient un moyen de mettre un terme aux atrocités qui s’y déroulaient.
Taol se barbouilla le menton de savon à barbe et se rasa – à tâtons, faute de miroir. Puis il s’aspergea le visage, riant au contact de l’eau froide, et sortit sa tunique neuve de son sac ; aujourd’hui, il ferait honneur à son hôte en se montrant à son avantage.
Il était encore très tôt. Avec de la chance, Taol pourrait se glisser dans la cuisine et préparer le petit déjeuner avant le réveil de Bevlin et du gamin – ayant gardé un souvenir douloureux de la cuisine du guérisseur, il jugeait plus prudent de faire à manger lui-même le temps qu’ils resteraient ici. En outre, il aspirait à quelque chose de plus appétissant que le canard à la graisse.
Taol ouvrit la porte, faisant la grimace en l’entendant grincer – au temps pour la surprise –, et pénétra dans la cuisine. Bevlin n’était pas encore levé. À sa grande déception, Taol vit que le feu s’était éteint et qu’il devrait le rallumer avant de pouvoir cuisiner quoi que ce soit. Le bois à brûler était rangé dans un coin de la pièce. En marchant dans cette direction, Taol aperçut quelque chose du coin de l’œil.
Du sang – noir, congelé. Taol se figea sur place. Bevlin gisait sur le banc de bois, ses robes poissées de traînées sombres. Taol se força à s’approcher, envahi par la terreur. Il posa les mains sur le corps du guérisseur : raide et froid, il était mort depuis longtemps.
Non, formula Taol avec les lèvres. Non.
Une odeur de boucherie flottait dans l’air. Taol prit le cadavre dans ses bras et le serra contre lui, cherchant désespérément à réchauffer sa chair froide. Bevlin était si léger, si frêle. Taol le tint contre lui comme un bébé et se mit à le balancer d’avant en arrière. Des larmes ruisselaient le long de ses joues, coulaient dans le dos du guérisseur. Non, non, non, murmura-t-il, secoué de sanglots. Taol ne savait qu’une chose : c’était lui qui avait commis cela. Cette certitude ne souffrait aucune interrogation. Ses démons le précipitèrent dans l’oubli ; le poids de sa culpabilité accéléra sa chute.
Il faisait un temps magnifique au-dessus des marais. Les joncs étaient verts et vigoureux, et les papillons dansaient dans l’air. Taol était tout joyeux de rentrer chez lui après trois ans d’absence. Trois ans, et deux cercles ; la marque au fer rouge sur son bras le cuisait encore. Il aurait dû la bander, mais sa fierté le lui interdisait. Il voulait que chacun sache qu’il était un chevalier de Valdis, fraîchement admis dans le second cercle.
Bientôt, il partirait pour le Lointain Sud à la recherche de trésors. Avec de la chance, il trouverait de l’or ; s’il était béni, du mérite aux yeux de Dieu. L’avenir lui appartenait ; il avait hâte de se mettre en route vers son destin.
Son cheval passa une crête qui lui permis d’apercevoir son village en contrebas. Une excitation inattendue lui échauffa les sangs : il était de retour. Rien n’avait changé ; la grange du vieux Fauconnier menaçait plus que jamais de s’écrouler, la place centrale était toujours envahie par les herbes folles et les garçons continuaient à traîner aux abords du village, à la recherche d’une bagarre ou d’une fille.
Taol éperonna sa monture. Plusieurs femmes se tournèrent dans sa direction – on voyait peu de chevaux dans les marais. Il accueillit leurs regards curieux avec un hochement de tête courtois, ainsi qu’on le lui avait enseigné à Valdis. Son beau manteau attirait les regards, de même que ses bottes, brillantes comme des miroirs. Les villageois ne semblaient guère amicaux ; peut-être ne l'avaient-ils pas reconnu.
Choisissant avec prudence son chemin à travers les marais, il se dirigeait vers son foyer. Son cœur débordait de joie. Il apportait des cadeaux à ses sœurs : une robe en soie pour Sara, un bracelet de perles pour Anna. Et pour la plus petite, un bateau en bois qui voguait pour de vrai. Il imaginait déjà leur expression – la surprise, tout d’abord, puis le ravissement. On le couvrirait de baisers. Taol sourit, la gorge nouée ; il s’était absenté trop longtemps.
Le paysage lui paraissait étrangement différent. Étant donné sa position, Taol aurait déjà dû apercevoir la maison. Il lança son cheval au galop, éclaboussant ses bottes de boue. Une masse noire accrocha son regard. Il tira sur les rênes. Le sol était brûlé. On distinguait encore les ruines calcinées des murs et des poutres. La cheminée de pierre était la seule chose qui tenait encore debout.
Taol sentit son estomac chavirer d’horreur. Sa maison avait manifestement brûlé depuis longtemps. Il fit volter son cheval, galopa jusqu’au village et arrêta la première femme qu’il vit. « Qu’est-il arrivé à la maison dans les marais ? »
La femme se signa, pour écarter le mauvais œil. « Elle a brûlé comme une torche. Trois personnes sont mortes dans l’incendie. Pauvres gamines, toutes seules… »
Le monde se mit à tournoyer autour de Taol. Il enroula les rênes autour de son poing. « Qui est mort ? »
La femme fixa ses mains – les lanières de cuir les entaillaient jusqu’au sang. « Ça va aller, jeune homme ?
— Qui est mort ?
— Trois sœurs, dont une toute petite, répondit la femme. Des gamines adorables. Leur grand frère les avait abandonnées, les laissant se débrouiller toutes seules. » Puis elle jeta un regard dur à Taol. « C’était toi, n’est-ce pas ? Les mêmes cheveux blonds. » Elle secoua la tête avec tristesse.
Taol avait la gorge si serrée qu’il pouvait à peine parler.
« Je les ai laissées avec leur père, dit-il doucement, davantage à lui-même qu’à la femme.
— Oh, ce bon à rien d’ivrogne. Il est resté une semaine ou deux après ton départ. Ensuite il est retourné à Lambois. On ne l’a jamais revu. » La femme tendit la main à Taol. « Allez, mon garçon, ne m’en veux pas. Je regrette de t’avoir parlé comme ça.
— Comment est-ce arrivé ?
— On ne sait pas exactement. Selon le magistrat, ce serait l’une des gamines, probablement la plus petite, qui aurait jeté une outre de graisse d’oie dans le feu. Comme elles n’avaient plus rien pour acheter du bois, elles brûlaient tout ce qu’elles pouvaient trouver pour se chauffer. Évidemment, l'outre leur a explosé à la figure. » Elle indiqua les mains de Taol. Son sang commençait à goutter sur le cheval. « Lâche les rênes, mon garçon.
— Quand est-ce arrivé ? fit-il dans un souffle.
— Il y a bientôt trois ans, un mois ou deux après ton départ. Je m’en souviens, maintenant ; tu étais parti pour devenir chevalier. »
Bientôt trois ans ! Il avait passé tout ce temps à Valdis, à s’imaginer ses sœurs grandir tranquillement dans les marais. La souffrance était insupportable : Sara, Anna et la petite, mortes toutes les trois. Et pourquoi ? Deux cercles, un fraîchement marqué.
Il les contempla. Ces cercles représentaient tout pour lui quelques heures plus tôt. Maintenant, ils se changeaient sous ses yeux en marque d’infamie. Ils lui avaient coûté la vie de ses sœurs.
Taol dégaina son épée. La femme se signa une nouvelle fois et battit en retraite. Tenant l’arme de la main gauche, le chevalier la brandit au-dessus de sa tête. Les larmes lui piquaient les yeux. D’un geste vif, il abattit la lame sur son bras – elle s’enfonça en travers des deux cercles. La douleur lui parut équitable. Elle était sienne, il la supporterait. Jetant l’épée aussi loin qu’il put, il empoigna les rênes et partit au galop comme un démon dans la nuit.
Maybor s’éveilla en percevant la chaleur d’un corps allongé contre lui. Celui de Bonnie, la servante. Elle dormait profondément et n’en paraissait que plus jolie, ses lèvres closes masquant ses dents inégales. Mais, tout appétit pour la chair l’ayant quitté, Maybor la secoua sans ménagement. « Va-t’en, ma fille, et ne traîne pas. » Elle parut surprise mais obéit sans discuter, enfilant promptement ses vêtements. Maybor, qui d’ordinaire aimait regarder s’habiller les femmes, détourna les yeux avec indifférence. Une fois prête, la fille toussa pour attirer son attention. Elle espérait sans doute quelque breloque, ou la promesse d’un nouveau rendez-vous. Maybor n’avait aucun désir de la revoir ; elle avait assisté à sa piètre performance et ne méritait donc que mépris. Il lui jeta une pièce d’or, la regardant avec dégoût se précipiter pour la ramasser.
Il se leva et se planta devant son miroir, comme il le faisait presque tous les matins depuis la fête de l’Hiver pour examiner son visage. Les plaies avaient pratiquement disparu. Il ne subsistait plus qu’une légère rougeur. Mais si les signes extérieurs de l’empoisonnement s’estompaient, Maybor savait que sa gorge et ses poumons ne se rétabliraient jamais complètement. Sa respiration était restée sifflante – un son désagréable, celui d’un vieillard.
Crandell entra dans la chambre en lui apportant de quoi manger : petits pains au beurre encore chauds et hareng fumé. Son petit déjeuner favori. Maybor comprit que son serviteur, connaissant son projet de fiancer Melliandra au prince Kylock, le lui avait préparé pour lui mettre un peu de baume au cœur : Maybor se félicitait d’avoir pour l’essentiel gardé ses intentions secrètes – son humiliation aurait été bien plus grave si la cour entière avait appris sa malheureuse tentative pour unir sa fille à l’héritier du trône.
« Son Altesse vous fait dire de la retrouver dans ses appartements d’ici une heure, messire.
— Très bien. » La reine paraissait pressée de le voir : le soleil venait à peine de se lever. Il savait ce qu’elle allait tenter de faire. Elle allait se montrer charmante, peut-être même un peu enjôleuse, et lui demanderait s’il appréciait son nouveau lit, puis l’implorerait de lui conserver sa fidélité et son soutien. Maybor écrasa un hareng sur son pain, libérant ses arômes fumés. Elle allait s’apercevoir qu’il n’était pas un de ses laquais. Il n’avait nullement l’intention de lui garantir son appui. Qu’elle se fasse donc du mauvais sang, il ne serait plus à sa disposition. « Crandell, cria-t-il, apporte-moi encore du hareng et fais-moi couler un bain.
— Mais, messire, vous n’avez pas le temps. La reine va vous attendre.
— Eh bien, elle attendra, voilà tout. » Le ton de Maybor ne souffrait pas de discussion, et le serviteur courut s’exécuter.
Plus tard, quand le seigneur fut convenablement rassasié et lavé, il se rendit sans hâte aux appartements de la reine. Il avait apporté le plus grand soin à son apparence. Le jour précédent, Baralis avait porté sa chaîne de chancelier ; Maybor n’avait aucun symbole de charge semblable, mais il possédait en revanche la plus fabuleuse collection de bijoux d’or et de joyaux des royaumes. Il arborait au cou un torque d’or nanti à ses extrémités de deux énormes saphirs couleur de nuit, dont la valeur sautait aux yeux. Une seule de ces pierres aurait représenté une fortune, ces deux-là, parfaitement assorties, étaient d’une telle rareté que leur prix dépassait l’entendement. Il était notoire que la reine adorait les saphirs plus que n’importe quelle autre pierre précieuse ; ceux-là ne passeraient pas inaperçus.
« Messire Maybor, je suis heureuse que vous ayez pu venir. » Elle lui donna sa main à baiser sans manifester d’agacement pour l’avoir attendu. Il lui prit la main mais ne la porta pas à ses lèvres. Leurs regards se croisèrent ; la reine fut la première à détourner les yeux. Elle s’éloigna de quelques pas avant de reprendre : « Hier, vous avez dû vous sentir assez déçu en entendant mon annonce. » Elle attendit, lui donnant une chance de nier. Maybor n’en fit rien, aussi fut-elle obligée de poursuivre. « Je regrette que vous ayez appris les fiançailles dune manière aussi protocolaire.
— Ne m’aviez-vous pas promis que je serais le premier au courant ? dit Maybor d’une voix accusatrice.
— C’est vrai, convint humblement la reine. Tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est que les événements se sont précipités.
— Vous n’avez pas été longue à trouver une remplaçante à ma fille, c’est certain. »
Peu lui importait de paraître amer. Il n’avait plus rien à gagner aux raffinements de la courtoisie.
« Messire Maybor, vous devez cette infortune à votre propre fille, ne l’oubliez pas. Si elle n’avait pas jugé bon de s’enfuir, la situation serait aujourd’hui très différente pour nous deux. »
Maybor ignora délibérément son commentaire « C’était l’idée de Baralis, n’est-ce pas, de fiancer Kylock à Catherine de Brennes ? » La reine baissa les yeux sur ses mains ; le seigneur n’avait pas besoin d’autre réponse. « Vous a-t-il contrainte à ce choix, dites-moi ?
— Non, messire Maybor, déclara la reine avec une austère dignité. Messire Baralis a pu me le suggérer, mais c’est bien ma décision. Personne ne m’a forcé la main. »
Maybor ne doutait pas que la reine croyait à ce qu’elle disait, mais il connaissait le talent de Baralis pour amener les gens à faire ce qu’il voulait en les persuadant qu’ils agissaient dans leur meilleur intérêt. Quels arguments sournois avait-il su faire valoir ?
« Mais je ne vous ai pas fait venir pour discuter ma décision, messire Maybor. » ajouta-t-elle sans malveillance.
Le seigneur n’était pas d’humeur à mâcher ses mots. « Pourquoi m’avez-vous fait venir ? Pour vous assurer de mon allégeance ? De mon soutien ? Pour tenter de les acheter – avec un autre lit orné de joyaux, peut-être ?
— Messire Maybor, je comprends votre acrimonie, mais je crois que vous devriez m’écouter avant de lancer de telles accusations. » Elle le regarda bien en face. « Vous étiez présent quand j’ai annoncé que Baralis serait l’envoyé de Kylock à Brennes. » Maybor acquiesça, et elle continua. « Je veux que vous soyez le second émissaire. L’envoyé de la Couronne, notre représentant au roi et à moi. Je veux que vous vous rendiez à Brennes afin de superviser les dispositions prises pour les fiançailles. Je n’ai aucune confiance en Baralis, inutile de vous le dire. Je me sentirais beaucoup mieux en sachant que vous gardez un œil sur lui. » La reine marqua une pause, pour permettre à Maybor de prendre la mesure de l’offre. Il veilla bien à ne montrer aucune émotion. « Naturellement, en tant qu’envoyé de la Couronne, votre position à Brennes serait supérieure à celle de messire Baralis. » Un mince sourire joua sur les lèvres pâles de la reine.
Voilà qui était tout à fait inattendu, se dit Maybor. La reine se révélait des plus ingénieuses. En une proposition simple, elle cherchait à conserver sa loyauté, à surveiller Baralis et très probablement à le faire surveiller, lui, par Baralis. Il devait convenir que c’était tentant ; aller à Brennes, se trouver aux avant-postes d’un événement d’une telle portée historique, et en même temps être une source de provocation et de nuisance pour Baralis – l’homme détesterait le voir à Brennes et ne supporterait pas son rang supérieur.
La reine prit son silence pour de l’indécision. « Vous comprendrez, messire Maybor, que je ne vous laisserai représenter la Couronne à Brennes que si vous m’assurez que votre inimitié personnelle ne brouillera pas votre jugement. Je tiens à voir aboutir ces fiançailles et je ne souffrirai aucune tentative d’interférence.
— Votre Altesse me fait un grand honneur par cette proposition. » Maybor avait parlé d’une voix plaintive, dans l’espoir d’apaiser les doutes de la reine.
« Alors, Maybor, qu’en dites-vous ? » Elle avait délibérément laissé son titre de côté.
« Je serai heureux de vous servir comme envoyé de la Couronne à Brennes. » Il s’inclina ; la reine s’avança et l’embrassa affectueusement sur la joue.
« Bien ! J’en suis fort aise. » Le soulagement de la reine était manifeste ; elle avait réussi à le faire rentrer dans le rang. « Tenez, dit-elle en lui tendant un petit objet. Regardez la future reine des Quatre Royaumes. » Il prit l’objet. C’était un minuscule portrait d’une fille aux cheveux blonds, d’une beauté indéniable bien qu’un peu insipide comparée à celle de Melliandra.
Lui adresser des louanges était au-dessus de ses forces. « Quand partons-nous pour Brennes ? s’enquit Maybor en rendant le portrait.
— Dans dix jours. Baralis a déjà commencé les préparatifs.
— Le voyage ne sera pas facile. Le temps est mauvais, et il y a la question des Halcus. » L’esprit de Maybor s’emballait déjà. Il fallait qu’il obtienne l’autorisation d’emmener quelques-uns de ses gardes. Il se sentirait davantage en sécurité, la nuit, en se sachant entouré d’hommes fidèles.
« Je vous donnerai une escorte de soixante gardes royaux.
— J’aimerais également emmener une douzaine de mes propres hommes.
— Conclu ! » La reine sourit largement, dévoilant ses dents blanches. Elle s’approcha d’une table basse sur laquelle était posés une carafe de vin et deux verres. N’avait-elle jamais douté de le gagner à sa cause ? La reine vit que la signification des deux verres ne lui avait pas échappé. « On ne peut pas reprocher à une femme d’espérer », dit-elle en guise d’explication.
Elle lui tendit un verre et prit l’autre dans sa main. « À Brennes, dit-elle en levant son verre. Puisse-t-elle se révéler une partenaire avantageuse.
— À Brennes », fit Maybor en écho.
Jack dormait mal depuis l’incident à la cabane de chasse, mais ces deux dernières nuits, les choses avaient encore empiré ; il avait été assailli de cauchemars d’une netteté inhabituelle. Il avait rêvé d’un homme qui en poignardait un autre à la lueur de la lune. Maintenant encore, sous la pâle lumière du soleil, il frémissait en se remémorant ces images.
Ils suivaient la route de l’est depuis des jours. N’ayant pas vu le moindre signe de leurs poursuivants depuis un bon moment, Jack commençait à croire qu’ils avaient renoncé à leur traque. Les seules personnes qu’ils croisaient étaient des fermiers, des rétameurs ou des marchands. La route elle-même s’avérait bien plus praticable depuis que la couche de neige s’était tassée au-dessus de la boue. Melli et Jack n’hésitaient plus à l’emprunter désormais, même s’ils continuaient à plonger à couvert, dans le fossé ou derrière le buisson le plus proche, dès qu’ils entendaient approcher un cavalier.
La neige devait probablement compliquer la tâche de leurs poursuivants – elle couvrait les traces et rendait une piste difficile à flairer pour des chiens.
Malheureusement, elle rendait de moins en moins facile la découverte d’endroits où passer la nuit. Jack et Melli risquaient des engelures, voire de mourir de froid en dormant à même le sol dans de telles conditions. La veille au soir, ils s’étaient introduits dans une grange laitière pour dormir au milieu des vaches et du foin. Melli, qui s’était réveillée de bonne heure, avait déniché la réserve de fromage d’hiver du fermier. Les grosses roues rouges leur avaient paru incroyablement appétissantes. Jack ne voulait pas en prendre, mais la jeune femme avait insisté, affirmant qu’elle était déjà une voleuse de chevaux patentée et qu’un fromage de plus ou de moins ne ferait guère de différence. Jack n’avait rien trouvé à objecter à cet argument ; son sac était désormais plus lourd qu’il ne l’avait été depuis longtemps.
Le jour précédent, ils étaient passés à proximité d’un petit village. Ils avaient vu l’embranchement puis, un peu plus tard, de la fumée au-dessus des arbres. Jack avait envisagé de s’y rendre – ils avaient grand besoin de nourriture –, mais Melli l’avait supplié de n’en rien faire. Elle avait peur ; moins pour elle, croyait deviner Jack, que pour lui-même. Il pouvait comprendre pourquoi. Elle ne voulait pas risquer un nouvel incident. Ce qui était arrivé aux mercenaires l'avait profondément ébranlée. De temps en temps, Jack la surprenait en train de l’observer, la mine circonspecte.
Que devait-elle penser de lui ? Avait-elle peur ? Il en doutait. Melli n’était pas le genre de fille à s’effrayer d’un simple mitron. Sauf qu’il était davantage que cela désormais. Elle le savait ; depuis l’attaque des mercenaires, elle le traitait différemment. Presque avec respect.
Le même respect qu’il avait vu des chasseurs témoigner à des ours pris au piège. Jack sourit. Était-ce là ce que ses pouvoirs avaient fait de lui – un animal dangereux ? Voir Melli lui témoigner davantage de considération était néanmoins plutôt agréable, il devait le reconnaître. En fait, les choses ne se présentaient pas si mal : il s’en allait à l’aventure en quête d’une nouvelle vie, avec la possibilité d’en apprendre un peu plus sur sa mère sans redouter les colères de maître Frallit, et avec une fille superbe à ses côtés.
Jack s’esclaffa : il ressemblait à d’un de ces héros tout droit sortis des livres de Baralis. D’aucuns l’auraient même considéré comme chanceux.
Melli, alertée par son rire, revint en courant du ruisseau où elle était allée puiser de l’eau. « Que se passe-t-il ?
— Je serai le seul héros qui sache pétrir la pâte ». Melli semblait tellement convaincue qu’il avait perdu l’esprit qu’il se força à se calmer. « Tout va bien. Je me rappelais simplement à quel point j’étais chanceux »
Melli le foudroya du regard. « La prochaine fois que vous songerez à votre chance, je vous saurai gré de rire un peu moins fort. Toute l’eau est tombée. » Elle se pencha sur la gourde, puis lui sourit tendrement. « Ça va, je n’ai renversé que votre part. »
Melli débarrassa un rondin de la neige qui le recouvrait et s’assit dessus. « À quelle distance sommes-nous du territoire des Halcus ? demanda-t-elle en mâchonnant un morceau de fromage.
— Le Nestor est encore à deux jours de marche, à mon avis. » En fait, Jack n’en savait trop rien, mais il préférait le cacher à Melli. « Une fois que nous l’aurons franchi, il faudra ouvrir l’œil.
— Nous sommes au sud-est de Harvell, n’est-ce pas ? » Jack acquiesça. « Aux dernières nouvelles, le gros des combats se déroulait au nord-est.
— Votre père possède des terres par ici ? » Tout le monde au château avait entendu parler des immenses domaines de Maybor.
« Ma foi, Jack, je ne serais pas surprise que nous les foulions en ce moment même. La plupart des gens pensent que mon père ne possède que les terres bordant le fleuve. C’était vrai autrefois, mais depuis des années il en rachète d’autres dans l’est en secret. Et pas uniquement des vergers de pommes, d’ailleurs – des forêts, des plaines, des champs… »
Melli écarta les bras avec emphase. Jack décela une note de fierté dans sa voix.
« Votre père est un homme très riche.
— Le plus riche de tous, déclara-t-elle simplement.
— Regrettez-vous d’avoir quitté Harvell ? Vous avez beaucoup perdu. Moi, c’est différent – je n’ai pas renoncé à grand-chose. »
Melli poussa un profond soupir. « Je ne sais pas, Jack. J’étais totalement comblée si vous pensez aux jolies robes et aux repas fins ; beaucoup moins, en matière de liberté. Je ne pouvais même pas me promener dans les jardins sans chaperon. » Elle lui adressa un sourire doux-amer. Il décida de lui poser une question qui lui trottait dans la tête depuis longtemps.
« Qui deviez-vous épouser ? » Il vit Melli hésiter à répondre.
En fin de compte, elle articula d’une voix sourde : « Le prince Kylock. » Elle baissa les yeux et se mit à tracer des cercles dans la neige avec ses doigts. « Voilà pourquoi Baralis voulait me capturer.
— Pour vous obliger à l’épouser ?
— Non. » Melli rit en secouant la tête. « Pour m’en empêcher, au contraire. » Devant la perplexité de Jack, elle développa son explication : « Baralis hait mon père. Il ferait n’importe quoi pour l’empêcher de se rapprocher du trône.
— Vous auriez pu devenir reine. » Jack n’en revenait pas. La fille brune assise à côté de lui sur le rondin enneigé avait tout sauf des allures royales.
« Eh bien, c’est du passé, dit-elle sur un ton prosaïque. Et je mentirais en disant que cela me désole. Kylock ne correspond vraiment pas à ma conception de l’époux idéal. Oh, il est beau, intelligent, fin bretteur, et nul doute que bon nombre de femmes doivent le trouver irrésistible, mais j’ai toujours pensé qu’il lui manquait quelque chose. » Elle réfléchit un moment. « Quelque chose de primordial, comme la bonté ou l’humanité. Il s’est toujours montré d’une courtoisie irréprochable, mais j’avais le sentiment que… » Elle secoua la tête, incapable de trouver les mots appropriés.
« Je crois savoir ce que vous voulez dire. »
Melli le regarda avec surprise. « Vous l’avez rencontré ?
— Oui, il venait parfois rendre visite à Baralis.
— Baralis et Kylock, amis ? Voilà qui est difficile à croire. » Melli se couvrit la bouche avec la main. « Après tout… ils se ressemblent sur bien des points. »
Jack réfléchit à ce qu’elle venait de dire. « Vous avez raison. Ils sont tous les deux… » Il buta sur le mot juste. « … cachottiers.
— Je ne parlais pas de cela. Je pensais plutôt à leur apparence physique. Ils sont tous les deux grands et bruns. » Elle haussa les épaules. « Que venait faire Kylock dans les appartements de Baralis ?
— Il s’intéressait à ses animaux. » Jack baissa la tête. Melli attendait la suite, mais il n’était pas certain de vouloir continuer. Parfois, lorsqu’il arrivait en avance à ses séances de scribe, il surprenait Kylock et Baralis ensemble. Les choses qu’il avait vu Kylock faire sur les animaux de Baralis était écœurantes. Le prince aimait découvrir jusqu’à quel point il pouvait les torturer avant de les faire mourir. Il était capable de larder une colombe d’innombrables coups de couteau, ou d’écraser lentement une souris dans le creux de sa main. Jack frémit. Et plus troublant encore, Baralis se contentait de regarder en hochant la tête avec un air d’indulgence paternelle.
Quel soulagement d’avoir échappé au château.
Melli semblait avoir deviné la nature des actes de Kylock : « Donc, vous ne me reprochez pas de m’être enfuie ? » Elle avait besoin d’être rassurée.
« Non, répondit-il en posant la main sur son bras. J’en aurais fait autant à votre place. »
Melli lui sourit gentiment et se leva. « Je crois qu’il est temps de repartir. Je vais juste retourner remplir la gourde. » Elle fila entre les arbres, petite silhouette en manteau sombre.
Jack rassembla ses affaires et jeta son sac par-dessus son épaule. La douleur fusa à travers son corps ; il avait oublié sa blessure. Il s’assit une minute, content que Melli soit déjà loin – il ne tenait pas à ce qu’elle voie à quel point il demeurait faible. La blessure de la jeune fille avait guéri rapidement et elle supposait qu’il en allait de même pour la sienne. Mais Jack avait été touché plus gravement : la flèche s’était logée au cœur du muscle, au ras de l’os. Il se palpa prudemment l’épaule. Au moins n’y avait-il pas de sang – la vieille femme avait fait du bon travail avec son aiguille. Il se releva et cette fois prit son sac du bon côté.
Ils se déplaçaient parallèlement à la route de l’est, et Jack se demandait ce qui les attendait. Du danger, pour commencer : les Halcus les tueraient s’ils découvraient qu’ils venaient des Quatre Royaumes. Ils allaient devoir garder la bouche close ; l’accent du Halcus était radicalement différent du leur, et parler reviendrait à se trahir. Le risque était encore plus grand pour Melli : si les Halcus apprenaient son identité – ils haïssaient messire Maybor –, ils prendraient un malin plaisir à torturer sa fille avant de la libérer contre une rançon.
Même s’ils réussissaient à franchir leurs lignes, rien ne garantissait qu’ils parviendraient jusqu’à Brennes. Jack ne connaissait pas le pays au-delà du Nestor ; il savait seulement que Brennes se trouvait incroyablement loin, surtout en hiver pour deux personnes à pied. Et puis restait la question des monts de la Séparation, qui couraient sur toute la longueur des Terres connues. Jack avait entendu dire qu’ils étaient moins abrupts aux alentours de Brennes et qu’il existait des cols, mais tout le monde savait à quel point les cols étaient traîtres en hiver.
Melli revint en gambadant entre les arbres, la gourde pleine. Jack se souvint alors qu’elle n’allait pas l’accompagner jusqu’à Brennes – son voyage s’arrêtait à Annis. Lui seul franchirait les montagnes. Melli vint se placer à côté de lui, et ils s’éloignèrent bras dessus bras dessous en direction de l’est.
Chipeur se réveilla en bien meilleure forme. La lumière qui filtrait de sous les volets lui apprit que le soleil était levé depuis longtemps. Il s’assit, la tête plus claire qu’il ne l’avait eue depuis des jours ; le traitement du guérisseur avait fonctionné. Chipeur aimait bien Bevlin. Il aimait sa maison et toutes les choses fascinantes dans sa cuisine – le canard à la graisse lui plaisait un peu moins, mais il supposa qu’un homme à qui il restait aussi peu de dents devait se contenter d’une nourriture capable de glisser toute seule, sans trop de mastication.
S’associer à Taol était la meilleure décision que Chipeur ait jamais prise. Il découvrait le monde, partait à l’aventure, rencontrait des gens étonnants, et s’était constitué un joli magot pardessus le marché. Chipeur se sentait un peu coupable de cacher une partie de son butin au chevalier, mais comment faire autrement ? Qui pouvait dire quand il en aurait besoin ?
Un bon ami à lui du nom de Martinet, celui-là même qui l’avait introduit dans le monde lucratif du vol à la tire, lui avait jadis expliqué le concept de cagnotte. « Toujours en mettre un peu de côté pour toi », lui avait-il expliqué. Martinet lui-même s’en était constitué une belle au détriment de son patron, de sa femme et de sa famille. Chipeur avait adopté ce concept. Depuis qu’il avait rencontré Taol, sa cagnotte avait considérablement grossi, au point de devenir difficile à dissimuler.
Le gamin sorti du lit et s’habilla. Il se faisait du souci pour Taol ; ce dernier se comportait étrangement depuis que l’ivrogne l’avait abordé dans la taverne. Il se montrait irritable, d’humeur changeante ; Chipeur espérait que le guérisseur serait en mesure de l’aider. Taol s’était montré si impatient de le voir.
Il contempla l’eau froide dans la bassine et décida de ne pas s’en approcher. La propreté ne figurait pas parmi ses priorités. Il fit, en revanche, un effort pour démêler ses cheveux. Martinet lui avait appris que le statut d’invité entraînait certaines responsabilités ; il fallait entre autres soigner sa présentation, « sans quoi on ne te réinvitera pas ». Or Chipeur tenait à être réinvité par Bevlin.
Une fois prêt, il courut dans la cuisine en quête de nourriture et de compagnie. Quelque chose n’allait pas, il le comprit immédiatement : le feu était éteint et la pièce froide. Entendant un bruit – des lattes du plancher qui craquaient –, il fit le tour de la grande table. Taol était accroupi là, couvert de sang, tenant Bevlin dans ses bras en le berçant d’avant en arrière comme un bébé. Le guérisseur était mort.
Chipeur avait vécu dans le pire quartier de Rorne, au milieu des coupe-jarrets et des meurtriers. Il avait vu des prostituées au poignet tranché, des souteneurs avec un couteau dans le ventre – le sang ne lui était pas étranger.
La première chose à faire était d’éloigner Taol du cadavre et de lui faire avaler quelque chose de chaud. Il s’agenouilla à côté du chevalier et le prit par les épaules. « Allez, Taol, dit-il doucement. Il faut te lever. » Le chevalier leva les yeux vers lui sans paraître le reconnaître. Quand Chipeur essaya de lui arracher le corps de Bevlin, il commença par résister, en se cramponnant au cadavre. En fin de compte, les paroles du gamin parurent l’apaiser quelque peu. « Allez, laisse-le maintenant. Laisse-le. » Taol relâcha sa prise sur le guérisseur et Chipeur allongea le vieil homme sur le sol.
Le garçon attrapa ensuite Taol par le bras et l’encouragea à se mettre debout, sans cesser de lui parler. Il chercha où il pourrait l’asseoir. Inutile de songer au banc, couvert de sang. Aussi l’entraîna-t-il jusqu’à une chaise près de l’âtre. Taol était bleui de froid ; Chipeur se demanda combien de temps il était resté ainsi accroupi dans la cuisine. Il courut dans la chambre et rapporta une grosse couverture en laine pour le couvrir. Le chevalier paraissait fatigué, hébété, incapable de prendre la moindre décision.
Chipeur fit rapidement du feu puis mit plusieurs récipients d’eau à bouillir. Taol avait vraiment besoin de boire quelque chose de chaud. Chipeur décida qu’il s’occuperait du corps de Bevlin plus tard – les morts n’étaient pas pressés. Il évita de se demander ce qui s’était passé, ayant appris très jeune à ne pas poser trop de questions. Il ne pouvait cependant s’empêcher de remarquer l’épaisseur du sang autour de la poitrine – Bevlin avait été poignardé en plein cœur.
Chipeur passa en revue le garde-manger du guérisseur ; il trouva des œufs, du lait, du beurre et des canards. Une gourde en peau retint son regard – le lacus. Ce breuvage pâle et laiteux l’avait guéri ; ça ne pourrait probablement pas faire de mal à Taol. Le garçon en versa une mesure dans un bol et la réchauffa un peu avant de l’offrir au chevalier. Ce dernier prit le bol et l’approcha de son visage, humant ses vapeurs piquantes ; au bout d’un moment, il porta le récipient à ses lèvres. Chipeur poussa un soupir de soulagement et rajouta du bois dans le feu.
Lui-même se sentait affamé, mais il ne trouvait guère respectueux de manger en présence d’un cadavre. Martinet l’aurait sans doute désapprouvé. Remettant son petit déjeuner à plus tard, il entreprit de nettoyer le sang, sur le banc et par terre, un œil sur Taol. Il s’efforçait de ne pas regarder en direction de Bevlin ; le visage du vieil homme l’attirait irrésistiblement. Il n’avait rien d’horrible ; le guérisseur semblait profondément endormi, un peu pâle, peut-être, mais serein.
Le sang, découvrit Chipeur, ne se nettoyait pas facilement. Il fit de son mieux mais ne parvint qu’à aggraver la situation, barbouillant le plancher de vilaines traces rouges. En regardant ses mains couvertes d’une eau sanglante, il s’aperçut, la gorge nouée, qu’il était incapable de continuer. Une fois debout, il regarda en direction de Taol. Le chevalier était resté assis, immobile, les paupières closes.
Chipeur se savait sur le point de craquer. Martinet aurait eu honte de lui – le stoïcisme était une denrée de valeur chez les voleurs à la tire. Il serra les lèvres et s’éloigna du cadavre en maugréant. « Allez, Chipeur, murmura-t-il, tu n’es plus un bébé, tu as connu pire. »
Il devait se laver les mains. Les voir couvertes de sang le rendait malade. Il décida de retourner un instant dans la chambre, pour trouver de l’eau fraîche et un torchon. Taol semblait dormir, il pourrait se passer de lui quelques minutes. Chipeur referma la porte derrière lui.
Une fois dans la chambre, il céda à la tension et se laissa tomber sur le lit, tremblant de tout son corps ; la pièce était froide, voilà tout. Des larmes lui vinrent aux yeux, qu’il essuya vivement : Martinet en aurait fait des gorges chaudes. Luttant pour se dominer, Chipeur se rendit jusqu’à la bassine et s’aspergea le visage. L’eau froide qui lui semblait tellement déplaisante une heure plus tôt était maintenant bienvenue pour lui donner un coup de fouet. Il se frotta les mains sans pitié pour en faire disparaître les dernières traces de sang.
Une fois sec, Chipeur se sentait déjà beaucoup mieux. Calme et maître de lui, il lissa ses vêtements et retourna dans la cuisine.
Le chevalier avait disparu. Sa chaise était vide, et la porte ouverte. Chipeur jura – il n’aurait jamais dû le laisser seul ! Courant à la fenêtre, il constata que la monture de Taol, qui avait passé la nuit attachée au portail, n’était plus là elle non plus. Chipeur se rua hors de la maison. Loin à l’ouest, il aperçut Taol ; le chevalier cravachait comme un démon et fut bientôt hors de vue.
Le garçon resta longuement ainsi, à fixer l’horizon. Des nuages occultèrent le soleil ; quand l’ombre et la fraîcheur s’étendirent sur la ferme, il rentra à contrecœur.
Un coup d’œil dans la chambre lui apprit que Taol avait emporté son sac ; au moins, il aurait de la nourriture et des couvertures.
Chipeur se prépara un peu de bouillie d’avoine et du canard, qu’il emporta dans sa chambre afin de pouvoir se restaurer loin du corps de Bevlin. Il réfléchit aux possibilités qui s’offraient à lui. Il pouvait retourner à Rorne – Martinet le reprendrait sans poser de questions, la prospection ayant été suffisamment fructueuse tout au long du voyage –, ou s’installer à son compte à Ness ; il pouvait même passer l’hiver dans la fermette du guérisseur – ses réserves de nourriture étaient largement suffisantes.
Aucune de ces perspectives ne le séduisait vraiment. Sa situation était plutôt bonne : sa cagnotte n’avait jamais été aussi grosse, il pouvait aller où bon lui semblerait et faire ce qui lui plairait. Mais Chipeur savait bien ce qu’il avait envie de faire. Il voulait galoper derrière son ami, le rejoindre et continuer la route avec lui. C’est de la folie, se dit-il. On était en plein hiver, il ne connaissait pas le pays et ignorait totalement où Taol se rendait. Il n’était même pas sûr de l’accueil qu’il recevrait si jamais il le retrouvait.
Pourtant, Taol était son ami. Ils avaient vécu mille aventures ensemble. Chipeur lui avait sauvé la vie, une fois ; peut-être lui faudrait-il recommencer. Le gamin décida de partir à sa recherche vers l’ouest. Quand Bevlin lui avait apporté sa tasse de lacus, Chipeur lui avait demandé quelles étaient les cités les plus proches ; le guérisseur avait répondu Antrepierre au nord, Ness à l’est, et Brennes à l’ouest. Brennes, c’était là que Taol se dirigeait.
Chipeur partirait donc vers l’ouest sur les traces de son ami. Il avait entendu dire que Brennes était une cité prospère ; la prospection promettait d’y être fructueuse. Mais avant tout, il allait mettre un peu d’ordre dans la fermette et enterrer Bevlin – Martinet aurait trouvé cela convenable. Puis il fermerait la maison et se mettrait en route pour Brennes dans la matinée – sa journée s’annonçait bien remplie.
Tavalisc mangeait du gruau. Ses maux d’estomac ne s’amélioraient guère et la seule nourriture qu’il parvenait à retenir était cette maigre bouillie d’avoine. Les médecins étaient venus le matin même. Comme il les détestait, eux et leurs palpations, leurs chuchotements et leurs satanés remèdes ! Ils avaient diagnostiqué des humeurs bilieuses dans l’estomac et suggéré un cataplasme de graines de moutarde sur le ventre pour les chasser. Comme il refusait le cataplasme, ils lui avaient proposé une saignée suivie d’un lavement. Essayaient-ils de le tuer ?
Il les avait renvoyés, préférant se soigner tout seul. Son dernier cuisinier venait du Lointain Sud et connaissait les herbes ; il en avait saupoudré quelques-unes sur sa bouillie. Tavalisc ne tarderait pas à se sentir mieux. Il avait soupçonné un empoisonnement, bien entendu ; un homme occupant sa position devait s’attendre à ce genre de désagrément. Mais Tavalisc mettait un point d’honneur à faire goûter tout ce qu’il avalait à ses divers assistants, et tous se portaient à merveille. Peut-être cela venait-il de la nourriture épicée qu’il avait mangée ces derniers temps – il lui faudrait modifier son régime.
On frappa énergiquement à la porte. Depuis que Tavalisc l’avait réprimandé, Gamil avait pris l’habitude de frapper avec une vigueur ostentatoire. « Entrez.
— J’espère que Votre Éminence se sent mieux ?
— Juste un peu, Gamil, et pas grâce aux médecins. » Tavalisc finit son gruau. « Je voudrais que vous répandiez une petite rameur, Gamil.
— Quelle rumeur, Votre Éminence ?
— La vérité, en fait. Je voudrais que le peuple de Rorne sache que je suis malade.
— Mais Votre Éminence n’est-elle pas en voie de guérison ?
— En effet, mais je souhaiterais qu’on s’inquiète encore un peu pour moi. Les gens n’apprécient vraiment que ce qu’ils sont sur le point de perdre. » L’archevêque nota l’expression de Gamil. « Rien de tel qu’une grave maladie pour augmenter sa popularité.
— Votre Éminence est déjà très populaire.
— Précisément, et je tiens à ce que cela dure. Faites savoir à tous que j’ai refusé l’aide des médecins – les gens ordinaires n’ont pas les moyens de s’offrir leurs services et leur en tiennent toujours rigueur. Personnellement, je crois que c’est la raison pour laquelle ils vivent plus longtemps que les riches ; on leur permet de mourir à leur heure, sans chercher à les expédier prématurément dans la tombe en les soignant.
— Je me plierai au désir de Votre Éminence.
— Faites donc cela. Et maintenant, m’apportez-vous des nouvelles ? Qu’en est-il de notre chevalier ?
— Le rapport de nos espions se fait encore attendre, Votre Éminence. Mais j’ai entendu dire qu'à Ness il avait passé un peu de temps en compagnie de la fille d’un drapier.
— Vraiment, Gamil, je vous croyais au-dessus de ce genre de commérages. Je me moque de savoir avec qui couche notre chevalier.
— La fille et son père sont originaires des Quatre Royaumes, Votre Éminence. Je crois qu’il a interrogé la fille à propos de son pays natal.
— Il semble que beaucoup de gens s’intéressent aux Quatre Royaumes ces derniers temps. » Tavalisc se versa un peu de lait de brebis au miel. « Au fait, Gamil, avez-vous arrangé une entrevue avec ce seigneur de Brennes… Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Messire Cravin. » Gamil parut hésiter à poursuivre.
« Eh bien ? insista l’archevêque.
— Eh bien, Votre Éminence, je suis allé le trouver en votre nom. Je lui ai dit qui je représentais et l’ai informé que Votre Éminence aurait grand plaisir à s’entretenir avec lui.
— Et… ?»
Gamil tripota l’ourlet de sa robe. « Eh bien, messire Cravin a jugé préférable de décliner l’invitation. Il s’est dit bien trop occupé pour perdre son temps à discuter avec une grenouille de bénitier et m’a demandé de ne plus l’importuner.
— Une grenouille de bénitier ! s’exclama Tavalisc. Sait-il bien à qui il a affaire ?
— L’homme s’est montré très arrogant, Votre Éminence.
— Stupide également, pour refuser cet entretien. Je ne me suis jamais senti aussi insulté. » L’archevêque frotta ses mains boudinées avec agitation. « Je vois qu'à Brennes on manque autant d’intelligence que de bonnes manières.
— Les gens du Nord sont des barbares, c’est là un fait avéré, Votre Éminence. Et les habitants de Brennes sont les plus barbares de tous.
— Je veux bien le croire. » Tavalisc sirota son lait au miel et recouvra son sang-froid, un sourire au coin des lèvres. « S’ils sont à ce point barbares, il sera intéressant de suivre le développement des plans de Baralis. En essayant de marier Kylock à Catherine de Brennes, il se pourrait bien qu’il ait mordu dans un trop gros morceau pour lui. » Tavalisc souriait largement maintenant, découvrant ses petites dents blanches. La prophétie de Marod ne s’accomplirait peut-être pas sans accroc, après tout. S’il ne se trompait pas sur sa signification, ce serait à lui d’empêcher sa concrétisation. « Cette histoire de gros morceau me donne faim, Gamil. Allez donc me chercher un peu de vraie nourriture, quelque chose qui tienne au corps ; je suis las du gruau. »
Kylock était en train de se laver les mains. Il se nettoyait sous les ongles en frottant avec une brosse en poils de sanglier. Au bout d’un moment, il éleva ses mains à la lumière. Pas assez propres. Il reversa de l’eau bouillante dans la bassine et recommença à frotter.
L’odeur refusait de partir. Malgré tous ses efforts, Kylock ne parvenait pas à se débarrasser de la puanteur de la matrice. Il la sentait encore sur lui, près de dix-huit ans après sa naissance. Il avait changé de peau à plusieurs reprises et renouvelé chacune de ses particules des centaines de fois, mais l’odeur de sa mère s’accrochait toujours à lui comme le lierre à un chêne, et le détruirait si elle le pouvait.
L’odeur empestait l’adultère de sa mère, cherchait à le corrompre. Mais il ne succomberait pas. Catherine l’aiderait. Il se plongerait dans sa pureté et en émergerait à jamais purifié de la souillure de sa mère.
Kylock se sécha les mains avec un chiffon doux et s’empara de la miniature, qui se trouvait là où sa mère l’avait laissée. Malgré les centaines de lieues qu’elle avait couvertes, elle dégageait encore le parfum de l’innocence. Ouvrant le poing à la lueur de la chandelle, il contempla le portrait de Catherine de Brennes. Elle lui coupait le souffle. La perfection. Un ange, pur et virginal, épargné par le temps comme par la main de l’homme. Catherine était sienne, et elle seule pourrait le sauver.
Baralis se servit un verre de vin. Il l’éleva à la lumière du feu pour apprécier sa robe intense et sa clarté. D’ordinaire assez austère, peu enclin aux excès de nourriture ou de boisson et volontiers méprisant envers ceux qui l’étaient, il avait aujourd’hui quelque chose à célébrer et pensait le faire en savourant un verre ou deux. La veille, la reine avait annoncé à la cour entière son intention de marier son fils à la fille du duc de Brennes. Arinalda ne pourrait plus revenir en arrière. Elle était fermement engagée dans ce mariage, Baralis n’avait donc rien à craindre pour ses plans. Les événements tournaient en sa faveur, il venait de franchir une étape supplémentaire vers la concrétisation de ses rêves.
Il n’aimait guère l’idée de ce long voyage jusqu’à Brennes, mais ça n’était qu’un simple désagrément à endurer. Par pure curiosité, il se demanda quel imbécile la reine choisirait comme envoyé de la Couronne. Probablement quelque nobliau sans envergure que Son Altesse tenait dans le creux de sa jolie main manucurée. Peu importait. Brennes était son affaire, et il ne souffrirait aucune interférence de la part d’un aristocrate pompeux.
Il aurait aimé régler quelques questions en suspens avant de partir pour Brennes, mais doutait d’y parvenir dans le peu de temps qui lui restait. Ses derniers mercenaires s’étaient avérés incompétents. Ils étaient revenus le jour même sans avoir vu la moindre trace de la fille ou du garçon. Certes, Melliandra n’était plus dans la course pour épouser Kylock, mais elle pourrait provoquer un scandale gênant si elle racontait à la cour comment le chancelier du roi l'avait retenue captive. Il ne pouvait courir un tel risque ; la fille devait être empêchée à tout jamais de porter la moindre accusation contre lui.
Quant au garçon, lui aussi devrait disparaître. L’incident à la cabane de chasse avait prouvé à quel point il pouvait s’avérer dangereux. Baralis souhaitait le voir définitivement hors de son chemin. Jack était un élément d’incertitude… un rival inattendu, un trouble-fête. Baralis ne pouvait songer à lui sans ressentir de l’appréhension. Le mitron constituait une épine dans son flanc.
Il sirotait son vin, réfléchissant à ce qu’il lui faudrait emporter avec lui à Brennes. De lourds bruits de pas s’approchèrent et Craupe vint se planter devant lui. Comme toujours, le simplet tenait sa boîte peinte à la main. « J’avais demandé qu’on ne me dérange pas.
— Messire Maybor demande à vous voir.
— Maybor ? Que veut-il ? » Baralis n’avait aucun désir de le voir. Le souvenir de leur dernière entrevue n’était que trop vivace ; ce fou avait sorti son épée.
« Il dit qu’il veut vous parler, et qu’il n’est pas armé.
— Comment se comporte-t-il ? » Que pouvait bien lui vouloir Maybor ? Venait-il évacuer sa rage d’avoir perdu les fiançailles ?
« Il a l’air content, souriant en tout cas.
— Laisse-le entrer. » L’homme était probablement ivre. S’il essayait de tirer l’épée de nouveau, les choses ne se dérouleraient pas comme la dernière fois. Une minute plus tard, Maybor entrait dans la pièce.
« Ah, messire Baralis. Je suis bien aise que vous acceptiez de me recevoir si tard. Comme vous le savez, nous avons beaucoup de choses à planifier. » Maybor lui adressa un large sourire.
« Nous n’avons rien à planifier à ma connaissance, Maybor.
— Oh, mais bien sûr que si, Baralis. Il nous faut discuter de notre voyage à Brennes. » Maybor se servit un verre de vin. « Je suppose que celui-ci n’est pas empoisonné ? lança-t-il avec bonne humeur.
— Vous n’allez pas à Brennes, grinça Baralis. Vous êtes ivre, c’est évident.
— Ma foi, j’avoue avoir bu quelques chopes de bière, mais je peux vous assurer, Baralis, que je suis loin d’être ivre. » Il engloutit son vin d’un trait. « Bien entendu, quelques-uns de mes propres hommes nous accompagneront à Brennes. Soixante gardes n’auraient sans doute pas suffi, ne croyez-vous pas ? D’ailleurs, la reine est de mon avis.
— La reine ? » Baralis commençait à se sentir nerveux.
« Oui, Son Altesse m’a autorisé à prendre une douzaine de mes hommes en renfort. Pendant notre audience, elle m’a montré le portrait de Catherine : une enfant délicieuse, j’ai hâte de la voir en personne. Bien entendu, en tant qu’envoyé de la Couronne, j’aurai certainement le privilège de la rencontrer avant vous. Après tout, la Couronne a préséance sur le prince, n’est-ce pas ?
— La reine vous a nommé envoyé de la Couronne ?
— Oui, vous l’ignoriez ? dit malicieusement Maybor. Là, laissez-moi vous resservir. » Il remplit leurs deux verres. « Puis-je porter un toast ? » Sans attendre la réponse, il ajouta : « À Brennes, une cité pleine de promesses. » Il vida son verre et se leva. « Vous m’avez l’air un peu pâle, Baralis. Nous parlerons de ce voyage un autre jour. »